« C'est du jamais vu ! » Comme le constate la presse économique américaine, l'or est en train d'écrire son histoire. Depuis janvier, le cours est entré dans un « rallye », une courbe vertigineuse à la hausse. Semaine après semaine, le métal jaune pulvérise toutes les prévisions. En YTD (year to date, la performance depuis le début de l'année), l'once (l'unité de référence, soit 31,1 grammes) a ainsi gagné plus de 25%, passant entre janvier et avril de 2 600 à plus de 3 500 dollars cette semaine !

Une évolution imprévisible il y a encore quelques mois. « En décembre, nous nous attendions à une augmentation modérée du cours en 2025 », confie John Reade, stratégiste senior des marchés Europe/Asie au World Gold Council (WGC), organisation internationale réunissant les acteurs du marché. « Cela a déjà dépassé nos estimations ! »

Comment suivre le (vrai) cours de l'or en temps réel ?

Inarrêtable

C'est la fin d'un long fleuve tranquille. Après avoir franchi les 2 000 dollars en août 2020, la valorisation de l'once naviguait dans un « range », un « tunnel » qui semblait contenir le cours, entre 1 700 et 2 000 dollars. Mais tout a changé depuis le « breakout » (rupture à la hausse ou à la baisse) des 4 et 5 mars 2024. La marque a alors atteint les 2 100 dollars. Puis tout s'est accéléré : 2 500 en août, 2 700 en octobre, 2 900 en février et 3 000 en mars dernier. Et même 3 500 dollars ce mardi.

Rien ne semble ralentir le métal jaune ! À tel point que dans un « scénario optimiste », des institutions majeures comme Goldman Sachs (première banque d'affaires mondiale) suggèrent à moyen terme un palier de 4 200 dollars.

Ces chiffres contredisent les analyses récentes de nombreux spécialistes. Depuis le début de l'année, on entendait des appels à la modération. La décrue était « inévitable », et pouvait arriver « à tout moment ». En février, Philippe Crevel, économiste et directeur du Cercle de l'Épargne, think tank dédié aux sujets financiers nous confiait par exemple « ne pas imaginer » que l'once dépasse les 3 000 dollars à court terme. « C'est un fait, je me suis trompé », sourit-il. Il est loin d'être le seul !

Il est toujours difficile d'anticiper de tels décollages, y compris quand les conditions semblent réunies. Certes, de réels frémissements avaient démarré en 2024. Mais de là à franchir de tels sommets... Car dans l'analyse d'actifs - et son vocabulaire totalement anglicisé - on ne sait jamais vraiment si une hausse est en réalité une « first leg », une « jambe » de progression qui en appelle une autre. Or c'est ce qui s'est passé. Et cette « second leg » est immense ! Nous avons basculé dans un « bull market », les acteurs favorables à l'augmentation du cours - les taureaux - dominant outrageusement les ours (bears), attendant de leur côté la chute. Pour comprendre la dynamique d'un actif, les spécialistes se basent avant tout sur les « métriques », les courbes, chiffres et statistiques.

Le premier élément, c'est le volume d'achat. On ne connaît pas encore le solde des échanges de lingots et pièces du premier trimestre 2025. Mais après une année 2024 alternant entre stabilité et léger désinvestissement, tous les spécialistes annoncent une « très nette hausse ».

Par contre, les datas de l'or-papier (les produits indiciels du type ETF) ont déjà été publiées. Et apportent des enseignements clairs. Le premier trimestre 2025 a vu une augmentation des achats de titres de 7%, soit l'équivalent de 226 tonnes de métal jaune. Sur 3 mois, l'afflux dépasse donc les 21 milliards de dollars. C'est la seconde progression trimestrielle de l'histoire, seulement devancée par le second trimestre 2020, au cœur de la crise sanitaire. Bien sûr, il faut relativiser ces chiffres. Au niveau mondial, l'or représente un marché de 23 billions de dollars. On parle bien des billions français, soit 23 000 milliards ! À cette échelle, 21 milliards représentent donc une « secousse » de... 0,1% !

La rareté fait aussi le prix

Or il ne faut pas oublier un élément : à la différence d'autres actifs, une grande part des stocks de métal jaune ne sont pas disponibles à la vente. Un exemple : les banques centrales en détiennent en réserve plus de 370 00 tonnes. C'est plus de 17% de l'or global ! Les États continuant leurs acquisitions (+ 1 000 tonnes en 2024), cette accumulation est évidemment un facteur de décollage.

On a pu le vérifier à partir de 2022 : le prix de l'once fut soutenu par « les achats importants des banques centrales » et « la demande importante au sein des marchés émergents », analyse-t-on au WGC. Car Philippe Crevel rappelle que l'or est basé sur « des fondamentaux », et continue de séduire les institutionnels.

Si l'on ajoute notamment les investissements des gestionnaires d'actifs pour en faire une réserve de portefeuille, ou l'immense quantité de bijoux, lingots ou pièces détenus par la population mondiale... La « supply » d'or en circulation réelle, est limitée. Une faible liquidité qui amplifie l'effet des achats et ventes.

La pression sur le prix est accentuée par une autre caractéristique des bourses. Pour qu'une transaction s'effectue, un acheteur et un vendeur doivent se « rencontrer ».

Dans une tendance ascendante, le cédant a tout intérêt à proposer son actif au-dessus de la valeur de marché, jusqu'à trouver un acquéreur. La pression des achats écrasant les ventes, l'immense majorité des transactions, quelle que soit leur importance, viennent chercher un nouveau niveau de cours. C'est la loi de l'offre et de la demande...

Mais attention : si la fusée décolle trop vite, elle risque d'atteindre des sommets trop éloignés de valeurs raisonnables... On peut alors basculer vers un phénomène de bulle spéculative. Où les transactions dépassent tout entendement. Jean-Michel Beacco, professeur en finances à Paris Dauphine et président du département Sciences économiques, gestion, finance de l'école des Ponts, pose clairement le sujet. « Je pense que l'or bulle un peu, comme ce fut le cas pour le bitcoin il y a quelque temps ». Or une bulle finit toujours... par éclater !

Contexte anxiogène

Bulle ou pas, la période 2024-2025 est unique en son genre. « L'actualité est anxiogène comme rarement, souligne Philippe Crevel. On n'imaginait pas que la situation américaine prendrait cette ampleur. Si l'on ajoute les crises au Moyen-Orient, le conflit en Ukraine, cela provoque un climat de défiance envers l'économie, une inquiétude forte. Avec en plus des craintes inflationnistes. »

Et depuis le début de l'année, la prise de pouvoir de Donald Trump a fini de renverser l'échiquier. Un « nouvel ordre mondial » semble se dessiner au travers de ses déclarations et décisions fracassantes... « On peut constater une montée de la perception du niveau de risque, pointe Alain Carbonne, professeur d'économie et ancien membre de la Direction générale du Trésor. Les États-Unis remettent en cause diverses organisations internationales : Otan, OMC... » « Le mouvement est dirigé par l'inquiétude, qui influe sur l'ensemble du marché », détaille John Reade, au WGC. Il le lie « clairement » à la « situation politique des États-Unis, notamment les décrets présidentiels, les attaques étonnantes envers des partenaires historiques. Nous n'imaginions pas de telles annonces. Ce fut un choc ! »

Refuge historique

Or la « monnaie des rois » adore les chocs ! Historiquement, la demande s'est accrue dans les périodes tourmentées : crise de 1929, après-guerre, chocs pétroliers, Covid... Car il est l'actif « refuge » par excellence, recherché pour se protéger contre l'inflation et la chute des marchés. Vu que « le dollar inspire moins confiance qu'avant », et que le franc suisse, certes performant, ne peut rivaliser en volume, le métal précieux a actuellement le champ libre. « C'est un actif que l'on peut posséder physiquement, pointe le stratégiste du WGC. Ce n'est pas quelque chose que les pays étrangers peuvent influencer, à la différence des marchés de change, par exemple. » Avec en plus une valeur symbolique « indubitable. L'or, on peut le tenir, le toucher. Rien n'est comme un lingot ! »

Crypto, cuivre, franc suisse... L'or est-il encore le roi des valeurs refuges ?

Jean-Michel Beacco vient ajouter un autre paramètre : l'effet d'entraînement. « Nous sommes dans le trend following », le suivi de mode. On appelle également cela « Fomo » (Fear of missing out). Un réflexe psychologique largement étudié qui pousse les investisseurs à se précipiter, de peur de passer à côté d'une bonne affaire. « L'attraction n'a jamais été aussi forte que maintenant qu'il a dépassé les 3 000 dollars » complète John Reade. Car l'espoir est de pouvoir monter dans le train et d'obtenir un profit.

« Si vous êtes un peu avisé, vu le cours, les tendances, les trajectoires, vous avez encore intérêt à en acheter. »

Mais le risque avec la « Fomo », c'est d'acheter le « top », au plus haut avant la baisse. « Il vaut mieux se positionner lorsque le marché monte, pas quand il est déjà monté, avertit Jean-Michel Beacco. En général, c'est ce qui fait que les gens perdent. » Mais que faire, lorsque la chute ne semble pas arriver ? Le professeur de finances reconnaît que l'actif reste attractif. « Si vous êtes un peu avisé, vu le cours, les tendances, les trajectoires, vous avez encore intérêt à en acheter. » Mais en réfléchissant à long terme, et non plus dans un espoir de gain immédiat.

4 000 dollars, vraiment ?

La suite de l'histoire est difficile à écrire. À court terme, on peut supposer que l'augmentation des cours entraînera encore les achats, et donc l'augmentation des cours... Mais pour combien de temps ? Au World Gold Council, on s'interdit d'émettre des prévisions de valorisation.

Néanmoins, le spécialiste John Reade suppose que « l'on devrait continuer à vivre à des niveaux sans précédent d'incertitudes ». Il imagine donc une alternance de périodes où le contexte pourrait supporter le cours, et d'autres où les acteurs « prendront des profits ».

Peut-on atteindre les 4 000 dollars ? « Cela voudrait dire que les choses ne vont vraiment pas bien », glisse-t-il. Car la mécanique est classique : plus la situation mondiale est mauvaise, plus l'inflation risque de grimper, et plus la recherche d'un actif « solide depuis 3 000 ans » pourrait augmenter.

D'ailleurs, Jean-Michel Beacco en est certain : « cela va à 4 000 dollars » ! « Si cela continue comme cela, ce chiffre n'a rien d'aberrant. Il y a encore un sens d'en acheter. Tout asset manager est désormais obligé d'en détenir un peu. C'est un effet de soutien monstrueux au cours. »

Baisser, oui, chuter, non !

Au plus proche des épargnants, Philippe Crevel préfère se montrer mesuré. D'un côté, il ne nie pas que les tensions internationales offrent encore un « potentiel d'achat au niveau mondial », et donc « une possible augmentation ». De nouveaux conflits pourraient même selon lui faire « exploser » l'once.

« Le point d'entrée est haut. L'or est très cher. Ce n'est pas forcément le meilleur moment d'acheter. »

Mais dans le même temps, l'économiste du Cercle des épargnants martèle un principe : à un moment, de nombreux acteurs, notamment professionnels, doivent « engranger des plus-values ». Ce qui provoquera un inévitable mouvement à la baisse. Il préconise donc la patience. « Le point d'entrée est haut. L'or est très cher. Ce n'est pas forcément le meilleur moment d'acheter. » À l'inverse, pour ceux qui en possèdent depuis quelques années, « c'est le moment de vendre ». Et ne pas avoir de regrets en cas de décrochage.

Mais Jean-Michel Beacco n'imagine pas un krach du métal précieux. « Il y a énormément d'argent en circulation. Les investisseurs recherchent des aubaines comme l'or, les actions... » S'il recommande d'attendre « une petite correction de 10 ou 20% » pour miser, il est convaincu que le cours du métal « ne passera plus sous les 2 000 dollars ». Car la valorisation sera désormais maintenue par les réserves des institutionnels et banques centrales. « Cela crée un floor, un plancher, en dessous duquel on ne descend pas. » À une exception près : « si la situation mondiale devient totalement apaisée », il admet que l'or pourrait vivre une grosse correction. Mais la paix universelle... semble beaucoup plus irréaliste qu'une once à 4 000 dollars !